Le poids des chaines
Daniel GrayUn changement d’horaire inattendu vient de me faire rater l’avion de Medellin. J’ai vingt-quatre heures à perdre à Cali, cette ville de Colombie où les exigences de mon métier d’ingénieur m’ont conduit. Je décide de revoir Mélusine, l’amie d’enfance, la fiancée d’autrefois qu’aucun voyage ne m’a permis d’oublier. Depuis qu’elle est devenue la femme de Santiago de Heredia y Guzman, elle n’a jamais donné de ses nouvelles. Il y a loin de la France à l’hacienda où elle habite, mais « la Linda Mora » n’est qu’à soixante kilomètres de l’aérodrome de Cali.
Quand j’y arrive, la maison est déserte. J’entre. Le murmure d’une fontaine emplit un patio. Attiré par sa fraîcheur, je m’approche et, à moitié dissimulé sous les buissons de poinsettias, je heurte du pied un cadavre.
Le lendemain, l’avion pour Medellin partira sans moi. En Colombie, où la violence est une institution, plus qu’ailleurs, le sang appelle le sang. Le poids des chaînes que Mélusine fait peser sur moi me retient prisonnier. Captif d’une captive, je lutte en vain pour la libérer, pour la défendre, pour la sauver ; je ne la comprends pas davantage, elle, une Française, que les Colombiens qui la menacent, que les Indiens qui la trahissent. Au moment de notre plus grande détresse, la Providence dénouera-t-elle les liens que nos pauvres efforts humains n’ont su que resserrer ?